Joachim Schnerf finaliste du Prix Orange du Livre 2018, a reçu le Prix Littéraire Jérôme Cahen pour son roman « Cette nuit » (Zulma)

C’est un auteur qui ne vous laissera pas indifférent. J’ai particulièrement aimé son roman Cette nuit, édité chez Zulma, dont je vous avais parlé ici.
Éditeur, auteur, Joachim Schnerf a accepté de répondre à mes questions, en particulier sur son premier roman Cette nuit, finaliste du Prix Orange du Livre 2018, mais également sur le métier d’éditeur ou sur ses lectures.
A propos du roman « Cette Nuit »
Pourquoi cette nuit (de Pessah) est-elle si différente des autres fêtes et pourquoi avoir choisi celle-là comme décor du roman ? Peut-être parce que Pessah est une nuit de transmission ? Celle où Salomon va devoir transmettre à son tour, sans Sarah ?
Au début de la soirée de Pessah, la Pâque juive, le benjamin de la famille entonne un chant qui débute ainsi : « Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? » Cette interrogation qui revient de manière quasi-obsessionnelle dans le texte porte un paradoxe qui m’a beaucoup intéressé, le paradoxe de l’unicité questionnée de façon similaire chaque année, à l’infini. Alors que les soirées pascales se ressemblent – de même que certains repas de famille rituels, lors des fêtes religieuses ou des anniversaires – nous cherchons à comprendre leur singularité. C’est finalement en cette nuit que Salomon s’apprête à passer que va, pour la première fois, se poser la question de l’extrême différence. D’une nuit bien plus différente que toutes les autres car éminemment semblable et tragiquement unique, la première Pâque sans l’amour de sa vie. Sarah ne sera pas autour de la table pour répondre aux questions des enfants, des petits-enfants, et l’enjeu de la transmission en devient d’autant plus intense qu’il va falloir perpétuer la tradition dans le deuil. Pourtant, c’est sans doute en cette période d’apprentissage d’une autre vie, une vie sans l’être aimé, que la nécessité de la répétition et de la transmission prend tout son sens.
Salomon est un personnage émouvant, auquel on s’attache, mais on sent qu’il ne sait pas pourquoi et comment vivre maintenant qu’il est veuf. Pourtant vous en avez déjà fait un survivant, est-ce si difficile de tout perdre à nouveau ?
« À la perte de l’humanité a succédé la perte de l’amour ». Salomon est rescapé des camps mais il doit faire face à une autre perte, incomparable et pourtant aussi douloureuse pour lui. Il a vécu un demi-siècle avec sa Sarah, son absence lui paraît insurmontable. En pensées mais aussi en pratique, l’organisation de la soirée à venir l’expose d’ailleurs à la routine de leur couple qui a été brisée et sans laquelle il ne sait s’il pourra survivre. En a-t-il seulement envie ? En est-il seulement capable ? Il a tout perdu mais lui restent ses filles et ses petits-enfants, c’est sans doute l’idéal de la transmission, à nouveau, qui pourrait lui permettre d’affronter le quotidien évidé, sans Sarah.
C’est un ancien déporté, et un taiseux. Sans doute parce qu’il est trop difficile de parler, ou alors totalement iconoclaste quand il a cet humour que ne peuvent avoir que ceux qui sont revenus finalement. On sent derrière cet humour comme une peur toujours latente, celle que tout recommence. Comme si sa béquille pour supporter cette vie, c’était Sarah. Est-ce une façon de montrer qu’il faut toujours être attentif, que rien n’est gagné ?
Comme beaucoup de rescapés, Salomon ne parvient pas à raconter son histoire, pas même à sa femme. Il évite le sujet et fait sentir à ses interlocuteurs qu’il ne servira à rien de l’interroger sur son expérience concentrationnaire. Finalement, ce n’est qu’à travers l’humour qu’il parvient à prononcer les mots « Auschwitz », « chambre à gaz », « four crématoire ». Ce sont ses blagues – que ses proches n’apprécient pas franchement – qui lui permettent de désigner la douleur extrême, comme un moyen d’approcher son histoire et cette tragédie collective de biais et peut-être de toucher à l’insoutenable. Le génocide industriel. Le rire est une réponse aux théories de l’indicible, ou en tout cas une manière d’éviter le silence. Il y a effectivement de la peur, la peur de l’oubli, la peur d’un retour à cette période sombre. L’antisémitisme, sous toutes ses formes, ne peut se combattre qu’en étant désigné.
Le thème de la Shoah est traité d’une façon très différente de ce que l’on voit en général, à la fois dans les souvenirs et dans le personnage de Salomon, et pourtant il est sans cesse présent dans le roman. Est-ce aussi pour vous une façon d’en parler justement tant que les anciens, les rescapés sont encore là, comme par besoin d’évoquer les souvenirs de ceux qui ont vu, qui ont vécu ? Le voyez-vous comme un devoir de transmission ?
L’un des enjeux de Cette nuit est la possibilité de l’omniprésence malgré l’absence, dans le deuil de Salomon bien entendu, mais aussi dans cette persistance des souvenirs de la Shoah. Ma génération, celle des petits-enfants de rescapés ou de personnes ayant été cachées, est arrivée à l’âge adulte, une génération qui ne peut bien entendu pas directement témoigner de la Shoah, qui n’a pas grandi dans le silence souvent pesant d’un parent mutique, mais qui a le pouvoir de prolonger l’histoire. Non pas avec pour seul règle le fameux « devoir de mémoire », mais comme vous le dites justement avec un « devoir de transmission ». L’un des grands enjeux du roman est de créer l’omniprésence malgré l’absence grâce à la parole, à la répétition, aux réponses, à la transmission. C’est ce mouvement qui permet de préserver la mémoire, tout autant que la complexité de notre rapport à elle, et ainsi la possibilité d’une familiarité qui ne soit pas étouffante pour les générations à venir, bien au contraire.

Cette nuit est finaliste du Prix Orange du Livre 2018, et a déjà reçu le Prix Littéraire Jérôme Cahen. Pour un auteur, est-ce important ?
Pour un auteur, il est difficile de réaliser l’universalité de ses propres textes. Malgré la fiction, l’on investit beaucoup d’émotion et d’intimité dans l’écriture, la reconnaissance par les lecteurs donne tout son sens à la littérature qui est autant complexité qu’universalité. Cet accueil me surprend, me ravit, et m’incite à explorer encore davantage mon imaginaire.
Concilier le métier d’écrivain et celui d’éditeur ?
Cette nuit est votre deuxième roman, comment peut-on concilier un métier d’éditeur et celui d’écrivain, est-ce facile de penser à son propre sujet, son futur roman, quand on s’occupe de ceux des autres ?
Je parviens assez naturellement à séparer ces deux activités, et je n’ai pas l’impression que Joachim-l’éditeur se mêle des affaires de Joachim-l’écrivain. Lorsqu’on accompagne un auteur, c’est le regard d’un lecteur très particulier qui opère, un lecteur qui a face à lui un texte en puissance susceptible d’évoluer, un lecteur qui doit déchiffrer les intentions profondes de l’auteur et l’aiguiller vers les meilleures techniques pour rendre lisible ses désirs. Et quel meilleur conseil donner à un auteur que d’être avant tout lecteur ?
Quel lecteur êtes-vous ?
Si vous deviez me conseiller un livre, que vous avez lu récemment, ce serait lequel et pourquoi ?
Le prochain roman de Jón Kalman Stefánsson, qui paraîtra en septembre, Ásta. Il parle des amours trop grandes pour les hommes. Sa langue est poétique, évidente, elle vous caresse d’un geste sucré. Le célèbre auteur islandais sait raconter les destins tragiques mais jamais n’oublie la puissance de la nature.
Existe-t-il un livre que vous relisez ou qui est un peu le fil rouge de votre vie ?
Je relis régulièrement les Carnets 1978 d’Albert Cohen. Sa voix passionnée et ses paradoxes assumés me sont indispensables.
Merci Joachim Schnerf pour vos réponses, et pour nous avoir donné encore plus envie de vous suivre !
Pour relire ma chronique de Cette nuit (Zulma).
Crédit photo de Joachim Schnerf : Patrice Lenormand éditions Zulma