Trouver les mots pour dire l’innommable, écrire pour ne jamais oublier

Parce qu’elle a senti que sa mémoire allait être bientôt défaillante, à 90 ans Édith Bruck a décidé d’écrire, pas un simple texte à ajouter à ses déjà nombreux écrits, non, mais un récit unique. Le récit impossible d’une vie, celle d’une des dernières grande voix, d’un des derniers témoins de la Shoah. Édith Bruck est née en Hongrie, et a vécu en Italie la plus grande partie de sa vie.
Le pain perdu, c’est celui que la famille n’a jamais pu manger car les soldats sont arrivés pour leur faire prendre le train qui devait les emmener dans le camp de concentration.
Le pain perdu, c’est la famille disloquée, la mère qui part à gauche, là où est le feu, les filles à droite, et Édith qui s’accroche à sa mère mais que le soldat fait changer de file, Édith qui ne finira pas dans la fumée du camp comme tant d’autres femmes, enfants, vieillards, hommes, arrivés là en même temps, avant ou après elle.
C’est une enfant née le 3 mai 1931 dans une famille juive pauvre, l’enfance heureuse d’une fillette qui travaille bien à l’école ; ce sont les premières manifestations de racisme contre les juifs dans son petit village de Tiszabercel, près de la frontière ukrainienne, un village jusque là plutôt tranquille ; puis a 13 ans en avril 1944, c’est la déportation, le matricule 11152, Birkena, Auschwitz, Kaufering, Dachau, Bergen-Belsen, les camps d’extermination, les privations, la faim, l’épuisement, les morts, les longues marches dans le froid ; la libération en 1945 ; l’exil en Israël, et toujours, ensuite, tenter de vivre après ça.
C’est n’avoir aucun mot pour dire, pas d’échange possible avec ceux qui n’ont pas connu cette horreur, et tant de questions, tant de pourquoi, tant de douleur. C’est le rêve fou d’aller en Israël, la désillusion, puis la vie en Italie, et les mots, toujours, pour dire.
C’est un récit autobiographique à la lecture nécessaire, douloureuse, indispensable. Le témoignage des survivants, ceux qui bientôt ne seront plus là, ceux qui encore peuvent nous dire, à nous les générations suivantes ce que fut le mal absolu.
On ne peut que penser aux témoignages de Primo Levi, Marceline Loridan, Charlotte Delbo et tant d’autres en lisant ce livre qui se termine sur une lettre à Dieu, mais quel Dieu, celui qui a laissé faire tout cela ? Le pain perdu, à faire lire, encore et encore, pour ne jamais oublier.
« Je t’écris à Toi qui ne liras jamais mes gribouillis, ne répondras jamais à mes questions, à mes pensées ruminées pendant toute une vie. »
Édith Bruck a publié une trentaine d’ouvrages en six décennies d’écriture, mais Le pain perdu, publié aux Éditions du sous-sol, lui a valu, à 90 ans, une aussi soudaine que tardive notoriété en Italie. Le livre a remporté le prix Strega Giovani, équivalent du Goncourt des lycéens, le prix Viareggio.
Catalogue éditeur : éditions du Sous-Sol
“Il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle.”
En moins de deux cents pages vibrantes de vie, de lucidité implacable et d’amour, Edith Bruck revient sur son destin : de son enfance hongroise à son crépuscule. Tout commence dans un petit village où la communauté juive à laquelle sa famille nombreuse appartient est persécutée avant d’être fauchée par la déportation nazie. L’auteur raconte sa miraculeuse survie dans plusieurs camps de concentration et son difficile retour à la vie en Hongrie, en Tchécoslovaquie, puis en Israël. Elle n’a que seize ans quand elle retrouve le monde des vivants. Elle commence une existence aventureuse, traversée d’espoirs, de désillusions, d’éclairs sentimentaux, de débuts artistiques dans des cabarets à travers l’Europe et l’Orient, et enfin, à vingt-trois ans, trouve refuge en Italie, se sentant chargée du devoir de mémoire, à l’image de son ami Primo Levi.
« Pitié, oui, envers n’importe qui, haine jamais, c’est pour ça que je suis saine et sauve, orpheline, libre. »
Édith Bruck, née Steinschreiber, voit le jour le 3 mai 1931 à Tiszabercel en Hongrie. À sa déportation, elle consacre à partir de 1959 plusieurs récits et poèmes dans la langue italienne qu’elle a adoptée en choisissant de vivre à Rome, dès 1954. Épouse du poète et cinéaste Nelo Risi, elle évoque souvent cette passion dans ses romans. Journaliste, scénariste, documentariste, comédienne, cinéaste, dramaturge, elle a multiplié les activités, sans jamais renoncer à témoigner de son expérience et sans jamais recourir à la haine.
Traduit de l’italien par René de Ceccatty / 176 p. / 16,50 euros / paru le 7 janvier 2022 / ISBN : 9782364686090