Les enfants endormis, Anthony Passeron

Dire pour ne pas oublier, un beau roman de filiation et de transmission

Les années 80, si certains l’ont oublié depuis longtemps, sont restées dans les mémoires comme étant les années SIDA. Ce cancer gay comme on a pu si injustement le nommer a touché de nombreux jeunes, et en particulier de jeunes accros aux injections de drogues fortes.

Dans la famille d’Anthony Passeron, famille installée depuis longtemps dans un village des hauteurs de Nice, c’est l’aîné, Désiré, le fils aimé, celui dont les parents attendait tout, qui a un jour pris ces chemins de traverse qui l’ont mené droit vers une mort annoncée.

Pourtant, avant, il y a une l’enfance et l’adolescence au village. Les parents qui tiennent une boucherie prospère. Une famille installée à l’ascension sociale emblématique de ces années que l’on a appelées les trente glorieuses, dans cette après guerre où tout était à reconstruire et où les courageux pouvaient se faire un nom et une place dans la société. Deux fils, l’un quitte l’école très tôt pour aider et sans doute succéder au père, l’autre rêve d’ailleurs, loin de ce coin de province où certes le soleil brille et le ciel est bleu mais où la jeunesse s’ennuie.

Ce seront donc Amsterdam, sa jeunesse cosmopolite, ses paradis artificiels, sa musique qui fait danser, ses filles que l’on aime avec tant de simplicité. Et sa drogue qui coule à flot dans les veines, celle des seringues que l’on s’échange, des enfants qui s’endorment à même le sol, seringue plantée dans le bras.

Mais une fois revenu au pays, ramené docilement au bercail familial par son jeune frère, Désiré va développer cette maladie inconnue dont on parle peu et que seuls quelques rares médecins parisiens ou américains essaient de comprendre à l’aube de ces années 90.

Tout le talent de l’auteur est ici non pas de nous parler de sa famille comme s’il souhaitait réaliser une catharsis, mais bien de nous faire vivre au rythme de la vie et des aspirations déçues de la jeunesse des années 80. Et en alternance, dans les recherches, les hésitations, les échecs et les découvertes de la médecine des deux côtés de l’atlantique. Le parallèle est alors fait entre l’intime et le social. D’une part avec le cocon familial dans ce qu’il a de plus secret, même dans un village où tout se sait. Et d’autre part avec la vie des médecins et des chercheurs de l’époque, la complexité de leur travail, les refus, le poids et la charge affective de cette maladie dans une société intolérante et pas préparée, où la méconnaissance du virus, de la façon dont il se propage, a engendré bien des solitudes, des désespoirs et des incompréhensions dans les familles des malades, autour d’eux et jusque dans la société.

Ce livre est d’autant plus intéressant que les proches des malades de l’époque sont ceux qui peuvent encore dire, eux qui ont été les témoins de leurs souffrances et du rejet de la société, à un moment où la jeunesse oublie parfois un peu trop que la maladie, loin d’être éradiquée, touche encore beaucoup de monde alors que la médecine n’a toujours pas de solution pour la guérir.

Catalogue éditeur : Globe

Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d’interroger le passé familial. Évoquant l’ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits : celui de l’apparition du sida dans une famille de l’arrière-pays niçois – la sienne – et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.

Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle d’un paria.

288 pages / 20 € / 978-2-38361-120-2 / Parution : 25 août 2022

Crazy Brave, Joy Harjo

L’étonnant parcours de vie et de spiritualité de Joy harjo, poétesse native américaine issue de la nation Muskogees

Crazy, ou Brave ?  Native américaine issue d’une mère à moitié Cherokee et d’un père Creek, Joy Harjo, poétesse renommée vit à Tulsa, en Oklahoma. Son parcours est semblable à celui de nombreuses femmes des tribus indiennes américaines, déplacées, parquées dans les réserves, mal mariées, puis divorcées, ayant eu pour mari des indiens alcooliques et violents. Elle a réussi à s’en sortir, et à trouver en elle ce qui fait la force des nations indiennes, la spiritualité, la connexion avec la terre et les âmes des ancêtres, une autre façon de voir et de sentir les autres, la vie, l’avenir.

Tout au long de cet émouvant récit, Joy Harjo raconte sa vie, l’enfance heureuse d’abord, puis la relation avec sa mère après le départ du père volage et alcoolique. Et enfin le remariage de cette dernière avec un blanc et le calvaire enduré par la famille avec ce beau père abusif, violent, manipulateur. Viennent rapidement les violences intrafamiliales qu’il faut accepter car elle ne pèse pas lourd même encore aujourd’hui la parole d’un indien face à un blanc. Ce beau père qui n’accepterait pas d’être quitté par sa femme, au risque de se venger sur la famille. L’enfant, puis l’adolescente se rebelle parfois, tente de soutenir la mère, de s’émanciper de cette autorité malfaisante et destructrice.

Vient ensuite le départ, d’abord pour l’Institute of American Indian Arts de Santa Fe, au nouveau Mexique, école où se retrouvent les jeunes indiens qui partagent un art, des coutumes, mais aussi des rêves de futur communs. Elle y développe ses talents d’artiste, écrivain et musicienne. Alors que dans l’école classique, les visions, la relation à la terre, à la nature, aux ancêtres, que possède Joy Harjo ne convenaient pas aux conventions et à l’univers dans lequel elle évoluait. Vient ensuite l’amour, un enfant alors qu‘elle est encore adolescente, et l’admission à l’Université du nouveau Mexique. Deux fois mariée puis deux fois divorcée, elle vit aujourd’hui de son art, la poésie devient son univers.

Laissant enfin libre cours à son don pour la musique puis pour la poésie Joy Harjo entretient une relation profonde et intime avec les êtres qui l’ont précédée, avec la nature qui l’entoure, entrant en communion avec la terre pour avancer en faisant preuve d’une grande spiritualité. C’est son départ du milieu familial qui a permis son émancipation, l’acceptation puis le développement de ses dons. Elle est en contact avec les ancêtres comme si elle était déjà là bien avant sa naissance, comme si ces visions pouvaient l’aider à vivre le présent. Elle a toujours su quelle était sur terre pour raconter l’histoire de son peuple, cette histoire qu’elle vit et qu’elle exprime dans son art, la poésie pour laquelle elle a reçu de nombreux prix et hommages. Elle et a été nommée U.S. poet laureate en juin 2019.

Le texte, par ailleurs passionnant, est entrecoupé de poèmes de l’auteur. C’est un récit particulièrement émouvant qui nous présente une femme au parcours singulier et atypique.

On ne manquera pas de visiter son site : Joy Harjo

Catalogue éditeur : Globe

Crazy. Folle. Oui, elle doit être folle, cette enfant qui croit que les songes guérissent les maladies et les blessures, et qu’un esprit la guide. Folle, cette jeune fille de l’Oklahoma qui se lance à corps perdu dans le théâtre, la peinture, la poésie et la musique pour sortir de ses crises de panique. Folle à lier, cette Indienne qui ne se contente pas de ce qu’elle peut espérer de mieux : une vie de femme battue et de mère au foyer.
Brave. Courageux. Oui, c’est courageux de ne tenir rigueur à aucun de ceux qui se sont escrimés à vous casser, à vous empêcher, à vous dénaturer. De répondre aux coups et aux brimades par un long chant inspiré. D’appliquer l’enseignement des Ancêtres selon lequel sagesse et compassion valent mieux que colère, honte et amertume.
Crazy Brave. Oui, le parcours existentiel de Joy Harjo est d’une bravoure folle. Comme si les guerres indiennes n’étaient pas finies, elle a dû mener la sienne. Une guerre de beauté contre la violence. Une guerre d’amitié pour les ennemis. Et elle en sort victorieuse, debout, fière comme l’étaient ses ancêtres, pétrie de compassion pour le monde. Les terres volées aux Indiens existent dans un autre univers, un autre temps. Elle y danse, et chacun de ses pas les restaure.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nelcya Delanoë et Joëlle Rostkowski

15 × 22,5 cm / 176 pages / 19 € / 978-2-211-30665-2 / Parution : 22 janvier 2020