Autour de son dernier roman Un jour ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau

Bonjour Stéphanie,
Un jour ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau dont j’ai parlé sur le blog il y a quelques jours est votre troisième roman. J’ai adoré le premier, et je vous suis depuis. Ils sont tous très différents d’ailleurs et c’est aussi ce qui me plaît chez vous.
Dans ce dernier roman paru aux éditions Verticales le 5 janvier, une petite fille disparaît quelques heures et à son retour, plus rien ne sera jamais comme avant dans sa famille. Sa mère ne la reconnaît plus et doute chaque jour un peu plus de la réalité du lien qui l’attache à cette enfant.
Qu’est-ce qui a été à l’origine de ce sujet ? La famille, le doute, la maladie ?
Ça a été la découverte par hasard, il y a une dizaine d’années, du syndrome de l’illusion des sosies. Je faisais des recherches sur un scénario et je suis tombée sur un petit livre qui résumait une foule de maladies de manière humoristique, un peu comme des « fiches cuisine ». J’ai été sidérée en lisant la définition. J’ai éclaté de rire, puis ce rire s’est troublé ; il m’a fait capturer quelque chose de bien plus grave, au revers du drôle…ce sentiment tragique qu’éprouve la narratrice de mon roman, Emma, que j’ai observé avec le plus grand sérieux du monde. Alors, ça a été comme un appel ; la certitude qu’il y a avait là une question qui m’était posée à travers ce sujet, absolument vertigineuse. Il fallait que j’entre dans cette fiction, et que je marche sur la crête du vrai. Ma boussole, c’était le doute. Ce doute qui envahit le livre et cette famille, comme une infiltration. Parce que ce livre est avant tout un roman de l’incertitude.
Comment décide-t-on de traiter un tel sujet ? Et surtout quel est l’aspect qui vous a le plus intéressée ?
Je ne décide pas vraiment, je suis happée, hantée, dérangée, obsédée par quelque chose. D’ailleurs ce n’est jamais un sujet, c’est toujours très vague, mais saisissant. Ce qui fait que je me décide à aller voir, c’est la manière dont cette impression qui me frappe tout d’abord (qui peut se rattacher à n’importe quoi ; un sourire, une situation dramatique, un fait personnel, une lecture, une lumière, etc…) persiste. Insiste. Vient se superposer à la réalité de ma vie, entre dans mon imagination et se déploie. Un peu comme une musique, une atmosphère. Progressivement, elle est là, puis elle est encore là et toujours là, si bien que c’est elle qui décide de me faire lire tel livre, aller voir tel spectacle, parler à telle personne… elle prend la main sur mes décisions, elle me prend la main.
Ce qui m’a le plus intéressée dans cette histoire, c’est son mystère. Je savais qu’elle contenait des thématiques qui me travaillent et qu’elle pouvait me permettre d’en parler autrement. Mais chaque fois que j’y parvenais, il fallait que je décale la direction. La boussole de ce livre (qui parle de se perdre dans la nuit) était toujours décalée, son « nord » se situait en dehors des clichés. Par exemple, entre Emma et sa fille il ne s’agit pas d’un manque d’amour, mais du récit d’un amour manqué.
Avez-vous rencontré ou lu des témoignages de personnes dans ce cas, que ce soit à la place de la mère, du père mais aussi de la petite fille ?
Je me suis documentée exclusivement sur le syndrome, en lisant des témoignages et des publications scientifiques. Assez vite, j’ai eu la sensation d’avoir compris quelque chose qui me dépassait totalement. Si bien que la plus grande partie de mes recherches, je l’ai consacrée à quitter le terrain de la documentation pour entrer en profondeur à la recherche de ces échappées ; j’ai couru après l’exigence de l’authentique et du vrai, c’est avant tout sur moi que j’ai posé le regard, sur « mon moi » d’écrivain, qui se déplace dans les personnages, les temporalités, les distances, les focales, les vérités, les illusions. Je suis restée fidèle au vertige que je découvrais. Les personnages se sont trouvés en chemin, mais ne sont pas tirés de témoignages réels. Sauf peut-être Emma, qui m’a d’emblée fait penser au personnage de Mabel dans « Une femme sous influence » de John Cassavetes : son sourire, sa manière de renoncer et de vouloir à tout prix, sa solitude désolée, l’incompréhension des autres, ce qu’elle doit cacher, protéger, taire, amoindrir, imaginer pour se sauver d’un réel qui la considère déjà comme fugitive… cela m’a inspirée énormément.
Il me semble qu’il est toujours difficile de se mettre à la place des enfants, qu’en est-il pour vous ? Car Nina est présentée avec une grande finesse et justesse des sentiments qui émeut le lecteur au plus haut point.
Je trouve qu’il est difficile de se mettre à la place de n’importe quel personnage, si on vise une proximité qui ne triche pas, si on accepte de le créer et de le regarder avec ses couleurs, ses volumes, et surtout, ses défauts. Qu’il s’agisse d’une enfant ou d’un adulte, la situation dramatique d’une histoire les contraint d’une certaine manière. L’énergie de Nina, je la porte depuis longtemps. Le vrai travail, ça a été d’accepter d’aller au bout de ses désirs, de ses sentiments, même quand cela devenait cruel ; accepter de ne pas la protéger de sa mère et que toutes deux développent cette relation inouïe, inédite. C’est sa relation avec sa mère qui m’a permis de la rendre vivante : il fallait que tout soit totalement crédible, même dans la folie, même quand ça va trop loin. Mais sa mélodie est simple et stable : c’est une enfant, elle aime sa mère, elle la regarde se perdre de croire qu’elle l’a perdue, alors cette gamine est capable de tout faire pour retrouver cet amour. Absolument tout. C’est dans cette exigence que se trouvait la clé de Nina.
J’ai aimé la façon dont vous parlez de Nina, son sentiment envers sa mère, son silence, son incompréhension, cet abandon de l’amour maternel auquel elle doit faire face. Cela a-t-il été facile de parler d’une enfant et de lui faire vivre ce que vous avez décidé de lui faire endurer ?
Ça a été très difficile parce que rien, dans cette relation, n’est banal. La situation de départ est dingue : voici une mère qui cherche une enfant qu’elle n’a pas perdue. Et voici une fille qui regarde sa mère qui ne la voit plus. C’est violent, inextricable et paradoxal, car elles ne se parlent que d’amour au fond. Plus Emma cherche sa « vraie » fille sans jamais y renoncer, plus Nina mesure à quelle point sa maman l’aime et tout ce qu’elle est prête à faire pour elle. Mais c’est tragique, parce que l’enfant que sa mère veut retrouver existe seulement dans la nuit d’Emma, le passé, dans la lésion de son cerveau, en raison du syndrome dont elle est atteinte et qu’elle ignore longtemps. Nina est spectatrice passive. En théorie. Car elle ne le reste pas. Je crois que les enfants font toujours tout ce qu’ils peuvent pour changer les choses, réparer, aider, retrouver leur sécurité. Ils sont prêts à tout, même maladroitement ou de manière extrême et c’est ça qui me touche chez eux. C’est cela que j’ai cherché à montrer avec Nina : elle ne juge pas, elle ne perd jamais confiance, elle ne se décourage pas, elle essaye, et elle s’ajuste. Là où les adultes y voient un lien violent, cruel, Nina y voit une situation à traverser, à réparer. Elle ne lâchera jamais la main de sa mère. Et sa mère non plus. C’est ce qui m’a bouleversée.
Comment avez-vous fait pour être aussi près de ses sentiments ?
J’ai essayé de ne jamais m’éloigner de ce qui me dérangeait dans la vérité des sentiments traversés, et leur évolution. M’approcher et tenter d’atteindre la justesse : cela, je l’ai fait de manière radicale, obsessionnelle, c’était un pacte avec moi-même et ceux qui liraient. Le point de départ du déploiement de l’histoire est tellement extravagant, que je voulais en contrepoids (et en contrepoint) que cela soit absolument crédible, réel. Rester à ras de ce que nous pourrions tous ressentir dans la même situation : pas de spectaculaire mais entrer dans le familier, là où il se brise, justement quand il se brise. Parce que ce syndrome peut arriver à n’importe qui.
Qu’est-ce qui vous a le plus intéressée dans cette relation familiale qui s’épuise et se délite face à ce qui semble inéluctable ?
Leur résistance et leurs silences. La nuit est un registre spécial : en elle, le jour est incertain. Cette famille fait l’épreuve du vacillement de leurs repères, de leurs pensées, de leurs points d’appui, mais cela se vit intimement, dans l’inouï. Le drame a lieu dans la résonance des gestes, dans l’interstice des regards qui s’échangent ou ne s’échangent plus. Ce sont les non-dits qui les lient progressivement et prennent la place de leurs liens, qui m’ont passionnée. Cette maladie ne se guérit pas, ce qui arrive est donc inéluctable et en cela, tragique. Mais je voulais qu’ils parviennent à dépasser le tragique, à faire comme ils peuvent avec la vie. Comme nous tous.
Vous auriez pu écrire un thriller, en tout cas vous nous faites vraiment suivre cette famille, avec ses questionnement et ses doutes, à la façon d’un roman noir. Pourtant le lecteur plonge dans une intrigue bien plus profonde qu’il y paraît de prime abord.
Était-ce une évidence pour vous au départ ?
Non, au départ je n’ai aucune évidence ; et j’ai même découvert la noirceur obligatoire de cette histoire au fur et à mesure de l’écriture. Elle est évidente et pourtant, j’ai commencé par de petits détails, comme des touches de lumière, de petits pas. Ce dont j’étais conscience en revanche, c’est d’entrer dans une sorte de galerie des glaces, où la possibilité que tout soit une illusion (ou non), ronge, dévore le récit et fait vaciller sans cesse les certitudes. J’ai cherché avant tout à proposer au lecteur d’une expérience du vacillement. Qu’en lisant, tout vacille sans cesse, à cause de ce « peut-être » qui menace ce qui est posé, menace sourdement, puis de manière de plus en plus sonore. Je voulais que la pensée du lecteur, ses réflexions, le rythme de sa compréhension, ses émotions, ses impressions, ses effrois, ses curiosités, ses limites soient touchées, exactement comme les personnages de cette famille.
Comment s’est passée la genèse de ce roman ?
Longue. Dix ans. Des tâtonnements, des recherches qui se sont perdues mille fois dans le vertige ; impossible de trouver où se situait le point de vue réel de l’histoire et sa temporalité, c’est-à-dire ce qui pouvait durer vraiment tout le livre et non pas tenir en haleine et s’essouffler. Chaque fois que je trouvais une réponse, un peu plus tard, tout retombait ; la tension, l’intérêt, le sens de l’histoire cessaient d’agir ou d’avancer, électrocardiogramme plat, brutalement. Je ne comprenais pas pourquoi. Jusqu’à ce que je réalise qu’il fallait que j’écrive du point de vue du doute, qui n’est pas exactement celui d’Emma, qui est plus précis et plus vaste aussi, parce qu’il englobe les hors-champs et les autres personnages.
Avez-vous fait de nombreuses recherches sur la maladie avant d’écrire ce roman ?
Au début, j’étais partie pour étudier tout ce qui existait au monde sur le sujet. Mais j’ai « attrapé » très vite le secret de cette maladie, parce que dans son évidence étaient déjà contenus une foule d’aspects qui m’étaient familiers. J’ai eu accès à son scandale, à sa profondeur, à tout ce par quoi cette histoire peut à la fois fasciner et déranger.
Comment est-il accueilli auprès de vos lecteurs ? En tout cas pour moi qui vous suit depuis le premier je l’ai trouvé particulièrement réussi, j’étais très heureuse de le lire, j’ai eu du mal à le poser j’avais juste envie de le lire d’une traite.
Il est accueilli très joliment et je suis contente de voir qu’il parvient à ceux qui le lisent, malgré la noirceur spéciale et les aspects déroutants du sujet. A travers ce livre, je parle de choses simples et de sentiments que tous nous éprouvons : de ce qui nous lie, nous délie, nous sidère ou nous soude. Ce qui me touche, c’est la manière dont les lectrices et lecteurs s’emparent du livre et en parlent spontanément ; je trouve que ce qu’ils en écrivent ressemble au livre, comme un petit « air musical » qui circulerait de moi à eux. Comme si quelque chose de ce roman ouvrait leur envie d’écrire aussi, d’en passer par certains mots.
Quelle lectrice êtes-vous ?
Quand on est autrice, est-on aussi lectrice ? Si vous pouviez nous conseiller un roman, lequel ce serait ?
Un roman ? Un seul ? Impossible. Je peux vous conseiller le premier qui me vient en tête, La vie devant soi de Romain Gary, parce qu’en termes de cache-cache, d’illusion, d’humour tragiquement drôle, de désespoir tendre, de rythmique, de renouvellement, de panache, bref… de tout ce qui fait que certains livres qu’on lit paraissent plus urgents que la vie, c’est un auteur majeur.
Pouvez-vous nous conseiller un roman de cette rentrée littéraire mais aussi un roman plus ancien ?
Je peux vous conseiller deux romans qui prolongent notre conversation :
Dans cette rentrée littéraire, je vous conseille Une histoire du vertige de Camille de Toledo, en résonance directe avec l’expérience de lecture du vacillement.
Autre conseil : L’attrape cœur de Salinger : écrit à hauteur d’enfant, le temps d’une nuit.
Merci Stéphanie, je vous souhaite plein succès et longue vie à ce titre émouvant et surprenant.
Je vous remercie d’avoir accepté de répondre à mes questions.
Merci à vous !